13
Tricherie et trahison
La maison se dressa bientôt devant moi. La fumée montant des cheminées m’annonça qu’un bon feu m’attendait à l’intérieur.
Je frappai à la porte de derrière. J’aurais pu utiliser ma clé, mais, après avoir été absent aussi longtemps, j’estimais plus poli qu’on m’invite à entrer. Je dus toquer à trois reprises avant que Meg m’ouvre enfin.
— Viens vite te mettre au chaud, Tom ! s’exclama-t-elle. Cela fait plaisir de te voir de retour.
Une fois dans le hall, j’ôtai mon manteau et ma veste en peau de mouton, appuyai mon bâton contre le mur et tapai des pieds pour débarrasser mes bottes de leur croûte de neige.
— Assieds-toi, dit Meg, en me conduisant devant l’âtre. Tu as l’air gelé. Je vais te servir un bol de soupe avant de te préparer un vrai dîner.
Je frissonnai, autant de froid qu’à cause du trouble où m’avaient plongé les récents événements. Je tendis les mains et les pieds vers le feu, fixant mes bottes qui commençaient à fumer.
— Je suis heureuse de constater que tu as tous tes doigts ! s’écria Meg.
Sa réflexion me tira un sourire.
— Où est M. Gregory ? m’enquis-je.
Peut-être avait-il été appelé au loin pour quelque travail d’épouvanteur. Je m’en serais presque réjoui, car cela aurait signifié qu’il était guéri.
— Il est dans sa chambre. Il lui faut encore beaucoup de sommeil et de repos.
— Il ne va pas mieux ?
— Il se remet lentement. Ce sera long ; nous devrons être patients. Surtout, tâche de ne pas lui causer d’inquiétude !
Elle me tendit une tasse de bouillon fumant. Je la remerciai et bus à petites gorgées, sentant mon corps se dégourdir peu à peu.
— Comment va ton pauvre papa ? demanda-t-elle en s’installant dans son rocking-chair. Sa santé est-elle meilleure ?
Je m’étais replongé dans mes pensées, et la question me fit monter les larmes aux yeux :
— Il est mort, Meg. Il était très malade.
— Quelle tristesse ! Je compatis, Tom. Je sais ce que c’est que de perdre quelqu’un de sa famille…
Le chagrin me tordit de nouveau l’estomac. Je pensai à ce que Morgan avait fait subir à l’esprit de mon père. Je devais absolument empêcher que cela recommence !
Meg contempla un moment les flammes en silence. Puis elle ferma les yeux et se mit à chantonner à voix basse.
Lorsque j’eus fini mon bouillon, j’allai poser la tasse dans l’évier.
— Merci, Meg, dis-je. C’était très bon.
Elle ne répondit pas, et je pensai qu’elle s’était assoupie, comme cela lui arrivait si fréquemment.
Je ne savais que décider. J’avais espéré parler de Morgan à mon maître ; hélas, il n’était pas assez en forme pour que je le tracasse avec ça. Je ne voulais pas retarder son rétablissement. Peut-être, pendant qu’il dormait, pourrais-je jeter un coup d’œil sur le grimoire ? Voir s’il était bien où Morgan l’avait dit ? Peut-être y découvrirais-je une indication qui m’aiderait ? De toute façon, mon maître étant malade, et Alice partie on ne sait où, je me retrouvais seul, et c’était à moi de secourir mon père. Tout ce qui m’importait, pour l’heure, c’était de le délivrer des griffes de Morgan. Je résolus donc de consulter le grimoire.
À l’instant où je quittais la cuisine, Meg ouvrit les yeux et se pencha pour tisonner le feu.
— Je monte voir M. Gregory, prétendis-je.
— Non, Tom, ne le dérange pas ! Reste plutôt assis près de la cheminée ! Après cette longue marche dans le froid, tu as besoin de te réchauffer.
— Alors, je vais chercher mon cahier.
Au lieu de me rendre dans le bureau, j’entrai au salon. Si mon maître était au lit, cela signifiait que Meg n’avait pas eu sa tisane. Or, il fallait qu’elle dorme, le temps que je trouve le grimoire. Je tirai la bouteille du placard et versai une bonne dose de potion dans une tasse. Je retournai ensuite à la cuisine et préparai le breuvage.
— Qu’est-ce que c’est ? me demanda Meg en souriant lorsque je lui tendis la tasse.
— C’est votre tisane, Meg. Buvez ! Ça vous fera du bien, par ce temps.
Son sourire s’effaça brusquement. Avant que j’eusse le temps de réagir, elle m’arracha la tasse des mains et la jeta sur le carrelage, où elle se brisa. Puis, sautant sur ses pieds, elle m’attrapa par le poignet et me tira vers elle. J’essayai de me dégager, sans succès ; elle me tenait avec une telle vigueur qu’elle aurait pu me casser le bras.
— Menteur ! Menteur ! gronda-t-elle. J’attendais autre chose de toi ! Je t’ai donné une chance, et tu ne vaux pas mieux que John Gregory ! Toi aussi, tu veux m’ôter la mémoire, n’est-ce pas ? Sache qu’à présent je me souviens de tout ! Je sais qui j’étais, et je sais qui je suis !
Son visage touchant presque le mien, Meg me renifla bruyamment, puis elle ajouta d’une voix si basse que c’était à peine un chuchotement :
— Et je sais qui tu es. Je sais ce que tu penses. Je devine tes pensées les plus secrètes, celles que tu n’oserais même pas confier à ta mère.
Ses yeux plongeaient droit dans les miens, ses pupilles paraissaient étrangement dilatées. Meg était une sorcière lamia, ses forces excédaient de très loin les miennes, et son esprit commençait à contrôler le mien.
— Je sais aussi ce que tu deviendras peut-être un jour, Tom Ward, siffla-t-elle. Mais ce jour n’est pas près d’arriver ! Tu n’es encore qu’un gamin, alors que moi, j’arpente cette Terre depuis tant d’années que je n’ose en faire le compte. Aussi, ne tente contre moi aucun des tours de John Gregory, car je les connais tous.
Elle me força à pivoter de sorte que je lui tournai le dos ; sa main lâcha mon poignet pour se refermer sur ma nuque.
— Je vous en prie, Meg, gémis-je. Je ne voulais pas vous faire de mal, seulement vous aider. J’en ai parlé à Alice, elle aussi le désirait…
— C’est trop facile ! Était-ce pour m’aider que tu me proposais cette mixture infecte ? Je ne le crois pas ! Cesse de mentir, sinon, tu le regretteras !
— Je ne mens pas, Meg ! Rappelez-vous ! Alice vient d’une famille de sorcières. Elle vous comprend et se désole du traitement qu’on vous fait subir. J’avais l’intention de parler de vous à M. Gregory, et…
— Ça suffit, petit ! aboya-t-elle. Assez d’excuses ! La cave, voilà ce que tu mérites ; on va voir si tu apprécies d’être enfermé dans le noir. Tu comprendras ce que j’ai enduré. Je ne dormais pas, vois-tu. J’étais éveillée et passais des heures interminables, seule dans l’obscurité avec mes pensées, trop faible pour me lever, essayant désespérément de me rappeler tout ce que John Gregory souhaitait tant que j’oublie ! Je savais qu’il s’écoulerait de longs mois d’ennui et de solitude avant que quelqu’un ouvre enfin la porte pour me laisser sortir.
Au début, je me débattis, tâchant de me libérer de son étreinte ; je fus forcé de capituler. Me tenant toujours par le cou, elle me conduisit dans l’escalier de la cave. Elle tira de sa poche la clé de la grille de fer, et nous continuâmes notre descente.
Elle ne s’était pas encombrée d’une chandelle, et bien que je fusse capable d’y voir dans le noir mieux que la plupart des gens, j’avais de plus en plus de mal à percer les ténèbres du regard. Ce que contenait la cave, tout en bas, me terrifiait. Pour rien au monde je n’aurais voulu me trouver près de la lamia sauvage emprisonnée au fond du puits…
À mon grand soulagement, Meg s’arrêta au palier où s’ouvraient les trois portes.
Avec une autre clé, elle ouvrit celle de gauche, me poussa dans la cellule et verrouilla la serrure. Je l’entendis ensuite ouvrir la porte de la cellule voisine et y entrer. Elle n’y resta pas longtemps. La porte claqua bientôt, et Meg remonta l’escalier. Un son métallique résonna – la grille de fer se refermait –, puis les pas s’éloignèrent, et ce fut le silence.
J’attendis quelques instants, au cas où Meg redescendrait pour une raison quelconque. Puis je fouillai mes poches à la recherche de mon briquet et de mon bout de chandelle. Une minute plus tard, j’examinais ma cellule à la lumière de la flamme. Elle mesurait tout juste huit pieds de long sur quatre de large ; un tas de paille, dans un coin, servait de lit. C’était une construction en pierre de taille, fermée par une solide porte en chêne. Une ouverture rectangulaire, découpée dans la partie supérieure du battant, était garnie de gros barreaux.
Je m’assis sur le sol dallé pour réfléchir. Que s’était-il passé en mon absence ? J’étais convaincu que l’Épouvanteur était emprisonné dans la cellule voisine, celle où Meg avait passé tant de mois à l’attendre. Sinon, pourquoi y serait-elle entrée ?
Comment mon maître était-il tombé entre les mains de la lamia ? Il était encore souffrant le jour où j’avais quitté la maison. Sans doute avait-il oublié de lui donner sa potion, et elle avait retrouvé la mémoire. À moins que ce ne soit elle qui l’ait drogué, introduisant dans sa nourriture une de ces substances qui l’avaient rendue docile pendant tant d’années.
Devait-on y voir l’influence d’Alice ? Elle n’avait cessé de bavarder avec Meg, lors de son séjour. Plus d’une fois, je les avais surprises en train de chuchoter ; que se racontaient-elles ? Si Alice avait pu agir librement, elle aurait diminué peu à peu la dose de tisane. Je ne la blâmais pas pour ce qui était arrivé ; cependant sa présence ici n’avait sûrement pas arrangé la situation.
À mon retour, Meg avait joué son rôle, faisant mine de s’assoupir, comme avant. M’avait-elle réellement donné une chance, ainsi qu’elle l’avait prétendu ? Si je ne lui avais pas préparé cette potion, m’aurait-elle traité différemment ?
C’est alors que j’eus une révélation. En revenant, j’étais si tourmenté de savoir mon père à la merci de Morgan que l’étrangeté de la chose ne m’avait pas frappé : pour la première fois, Meg m’avait appelé « Tom », et non « Billy » ! Et elle s’était rappelé la raison de mon absence ! Pourquoi n’y avais-je pas prêté attention ? Je me serais tenu sur mes gardes. J’avais laissé mon cœur diriger ma tête, et, à cause de moi, tout le Comté était en danger. Une sorcière lamia était en liberté, et ni l’Épouvanteur ni son apprenti n’étaient en mesure de contrecarrer ses projets !
« Ce qui est fait est fait, songeai-je. Il ne me reste qu’à trouver le moyen de réparer les dégâts que j’ai causés… »
J’entrepris de trier le positif et le négatif. Le négatif l’emportait : Meg m’avait mis hors de sa route en utilisant ses pouvoirs de sorcière, et elle en savait beaucoup sur moi. Néanmoins, elle n’avait pas eu l’idée de me fouiller ; j’avais toujours mon briquet et la chandelle. J’avais également la clé – celle qui ne me quittait jamais et qui ouvrait n’importe quelle serrure, à condition que son mécanisme ne fut pas trop complexe. Ça, c’était le positif. Je pouvais sortir de ma cellule. Je pouvais aussi ouvrir celle de l’Épouvanteur.
En revanche, mon passe-partout ne déverrouillerait pas la grille de fer, sinon mon maître n’aurait pas conservé une clé spéciale au sommet de son étagère. À présent, Meg était en possession de cette clé. Même si nous quittions nos cellules, nous serions encore enfermés dans la cave.
La première chose à faire était de parler à l’Épouvanteur ; il saurait quelle décision prendre. J’introduisis ma clé dans la serrure. Elle tourna sans bruit. La porte, malheureusement, était dure ; je dus pousser de toutes mes forces sur le battant, qui se décoinça d’un coup avec un grincement effroyable. J’espérai que Meg, dans la cuisine, ne l’entendrait pas.
Sur la pointe des pieds, je gagnai la porte de l’autre cellule et levai ma chandelle pour regarder à l’intérieur par le judas. Je ne vis qu’une masse sombre, étendue sur une paillasse, dans un coin. Était-ce mon maître ?
Dans un chuchotement, j’appelai à travers les barreaux :
— Monsieur Gregory ! Monsieur Gregory !
Un grognement me répondit, tandis que la masse allongée remuait vaguement. Je crus reconnaître la voix de l’Épouvanteur. J’allais réitérer mon appel quand un bruit m’alerta. Il venait du bas de l’escalier. Je prêtai l’oreille. Plus rien. Cela recommença ; on montait des profondeurs de la cave !
Un rat ? Non, c’était plus gros qu’un rat. Le bruit cessa. Peut-être m’étais-je fait des idées ? La peur vous joue parfois des tours. Mon maître disait toujours qu’un épouvanteur devait savoir s’il rêvait ou s’il était éveillé.
Je m’aperçus que j’avais arrêté de respirer, et je vidai doucement mes poumons. Ça bougea de nouveau dans l’escalier. Ne voyant pas au-delà du tournant, je ne pouvais qu’extrapoler : quelqu’un se hissait péniblement. Ça remuait, ça s’arrêtait, puis ça recommençait. Je compris soudain que ça devait avoir plus que deux jambes ! Ça ne pouvait être que… la lamia sauvage ! Après tant d’années à croupir au fond d’une fosse, elle avait une soif insatiable de sang humain. Et j’étais la proie idéale !
Pris de panique, je me réfugiai dans ma cellule, tirai la porte et tournai vivement la clé dans la serrure. Après quoi, je soufflai ma chandelle, afin que la lumière ne l’attire pas. Étais-je pour autant en sécurité ? Si elle avait été capable de sortir de sa fosse, c’était qu’elle avait réussi à tordre les barres de fer. Puis je me fis la réflexion qu’elle avait pu être délivrée par sa sœur. L’espace d’un instant, cette idée me rassura. Je me rappelai alors ce que l’Épouvanteur m’avait dit à propos de la grille : « Le fer empêchera la plupart de ces créatures de franchir l’obstacle… »
La sorcière lamia était de loin la plus dangereuse de celles enfermées dans la cave. Si elle s’était mis en tête de s’évader, la grille de fer ne l’arrêterait pas longtemps. Quant aux barreaux de ma porte, autant ne pas compter dessus ! Mon seul espoir était que la sorcière fût encore relativement affaiblie.
Je gardai la plus parfaite immobilité, osant à peine respirer. Et ça rampait, ça se rapprochait…
Je m’aplatis contre le mur, retenant mon souffle.
Ça gratta à ma porte ; des griffes acérées mordirent le bois comme pour le déchirer. Je m’étais enfermé dans ma propre cellule sans réfléchir. Pourquoi ne m’étais-je pas réfugié dans l’autre, avec mon maître ? J’aurais peut-être pu le réveiller, lui demander conseil !
Il faisait noir. Très noir. Si noir que je ne distinguais même pas l’encadrement de la porte. Seul le judas dessinait un vague rectangle plus pâle, barré de quatre traits. J’en conclus qu’une faible lueur éclairait l’escalier.
Une forme bougea devant l’ouverture, qui ressemblait à une main. Elle agrippa l’un des barreaux. Cela produisit un bruit râpeux, aussitôt suivi d’un sifflement de douleur et de colère. La lamia avait touché le fer, et elle ne supportait pas ce contact. Seule sa ténacité l’empêchait de lâcher prise. Une forme plus large, tel un sombre disque lunaire, se colla au judas, occultant le peu de clarté venant de l’extérieur. Ce ne pouvait être que la tête de la créature. Elle me fixait à travers les barreaux, mais l’obscurité était telle que je ne distinguais même pas ses yeux.
Soudain, la porte craqua. Un frisson de terreur me parcourut, car je savais ce qui se passait : la sorcière tentait de tordre les barreaux ou de les arracher !
Si au moins j’avais eu mon bâton en bois de sorbier ! J’aurais pu la repousser à travers l’ouverture. Ma chaîne d’argent était en haut, au fond de mon sac. Je n’avais rien, absolument rien pour me défendre !
La porte craqua encore, gémit sous la pression. Le bois pliait. La sorcière siffla de nouveau, émit une sorte de croassement dépité. Elle voulait entrer, follement assoiffée de sang.
Un bruit métallique retentit alors. La lamia lâcha les barreaux et disparut de ma vue. J’entendis l’écho de pas qui approchaient, et la lumière d’une chandelle dansa derrière le judas.
— Arrière ! Arrière ! lança la voix de Meg.
La créature recula bruyamment vers l’escalier, et le cliquètement de souliers pointus l’accompagna vers les profondeurs de la cave. Je restai blotti dans mon coin. Au bout d’un moment, les pas remontèrent. On posa un seau sur le sol, et une clé tourna dans la serrure de ma porte.
Je n’eus que le temps de remettre dans ma poche le briquet et la chandelle. J’étais bien content de ne pas m’être réfugié dans la cellule de l’Épouvanteur ! Meg aurait découvert ma clé…
Elle resta debout dans l’embrasure, levant d’une main son chandelier. De l’autre, elle me fit signe d’avancer.
— Viens ici, petit, fit-elle. N’aie pas peur, je ne mords pas !
Je me redressai sur les genoux ; j’avais les jambes si flageolantes que je n’arrivai pas à me lever.
— Tu viens ? Ou faut-il que j’aille te chercher ? Je te conseille la première solution, ce sera moins douloureux…
Cette fois, l’effroi me fit bondir sur mes pieds. Meg avait beau être une lamia domestique, sa nourriture préférée restait le sang. La potion le lui avait fait oublier. Cependant, à cette heure, elle savait très bien qui elle était et ce qu’elle voulait. Il y avait dans sa voix une inflexion impérieuse, à laquelle j’étais incapable de résister, qui m’obligea à traverser la cellule et à m’approcher.
— Tu as eu de la chance que je sois venue nourrir Marcia, dit-elle en désignant le seau.
J’y jetai un coup d’œil ; il était vide. J’ignorais ce qu’il avait contenu, mais des traces sanglantes en poissaient le fond.
— J’ai failli repousser la chose à plus tard. Puis je me suis rappelé l’effet qu’un être jeune aurait sur elle. John Gregory est loin d’être aussi appétissant que toi, ajouta-t-elle avec un sourire ironique.
Elle eut un geste du menton vers la cellule voisine, me confirmant que mon maître y était bien enfermé.
— Ne le traitez pas ainsi ! la suppliai-je. Vous êtes tout pour lui. Il vous aime ; il vous a toujours aimée. Il l’a écrit dans son journal. Je n’aurais pas dû le lire, seulement je l’ai lu. C’est la vérité.
Je me souvenais mot pour mot de ce texte : « Comment aurais-je pu l’enfermer dans ce trou, alors que, je le comprenais à présent, je l’aimais plus que mon âme ? »
— L’amour ! railla Meg. Qu’est-ce qu’un homme comme lui connaît de l’amour ?
— C’était après votre rencontre, le jour où il était sur le point de vous enfermer dans une fosse, parce que c’était son devoir de le faire. Et il n’a pas pu, Meg ! Il n’a pas pu parce qu’il vous aimait ! Il a transgressé tout ce à quoi il croyait, tout ce qu’il avait appris. Et il continue ! S’il vous a fait boire cette potion, c’est qu’il n’avait pas d’autre solution. C’était la tisane ou la fosse. Il a choisi ce qui lui semblait le moins cruel, car vous êtes tout pour lui !
Meg siffla de colère et fixa le fond du seau comme si elle avait voulu lécher les dernières gouttes de sang.
— Il a une curieuse façon de prouver son amour ! Peut-être va-t-il comprendre ce que l’on ressent à moisir ici la moitié de l’année ! J’ai le temps, désormais, tout le temps de décider de son sort. Toi, tu n’es qu’un gamin, et je ne te blâme pas. Tu as été marqué par son enseignement ; tu t’es lancé dans une vie rude, une tâche difficile.
Elle marqua une pause avant de continuer :
— J’aimerais te laisser partir. Seulement, tu n’abandonnerais pas ! Tu es ainsi fait. Tu t’efforcerais de le sauver. Tu trouverais de l’aide auprès des gens du pays, qui n’ont guère d’affection pour moi ! Je leur ai sûrement offert de bonnes raisons de me haïr, autrefois. Quoique la plupart n’aient eu que ce qu’ils méritaient. Ils m’ont pourchassée telle une meute de chiens harcelant un gibier. Non, si je te rendais la liberté, ce serait ma fin. Je te promets quand même une chose : je ne te livrerai pas à ma sœur.
Sur ces mots, elle me fit signe de reculer ; elle ferma la porte et la verrouilla.
— Je t’apporterai à manger plus tard, me dit-elle à travers les barreaux. Peut-être saurai-je alors ce que je vais faire de toi.
De longues heures s’écoulèrent avant qu’elle revienne, ce qui me donna amplement le loisir d’établir une stratégie.
Je n’avais cessé de guetter le moindre bruit, et, lorsque Meg s’engagea dans l’escalier, je le sus aussitôt. Dehors, la nuit devait commencer à tomber ; je supposai qu’elle m’apportait mon souper. J’espérais que ce ne serait pas le dernier…
J’entendis le cliquetis d’une clé, le grincement de la grille. Fortement concentré, je comptai les secondes entre le choc métallique signalant que la grille se refermait et le clac-clac des souliers pointus sur les degrés de pierre.
J’avais deux plans. Je souhaitais que le premier marche, le deuxième étant plus que périlleux.
La lumière d’une chandelle dansa derrière le judas. Meg déverrouilla la serrure et ouvrit ma porte. Elle portait sur un plateau deux bols de soupe fumante et deux cuillères.
Je mis en œuvre mon premier plan, consistant à l’amadouer avec un beau discours :
— J’ai réfléchi à quelque chose, Meg. Quelque chose qui nous arrangerait tous les deux. Pourquoi ne pas me laisser le soin de m’occuper de la maison ? J’allumerais les feux, j’irais puiser l’eau et vous rendrais bien des services. Qu’arrivera-t-il quand Shanks viendra livrer les provisions ? Si c’est vous qui le recevez, il comprendra que vous êtes libre. Si c’est moi, il ne se doutera de rien. Et, si quelqu’un vient requérir les services de l’Épouvanteur, je prétendrai qu’il est toujours malade. De la sorte, il s’écoulera des jours avant que quiconque découvre la vérité. Des jours que vous mettrez à profit pour régler le problème avec M. Gregory.
Meg se contenta de sourire :
— Sers-toi, Tom !
Je m’approchai, pris un bol et une cuillère sur le plateau. Me faisant alors signe de reculer, elle tira la porte.
— C’était bien imaginé, petit, dit-elle. Mais tu aurais vite fait de tirer avantage de la situation pour libérer ton maître.
Et elle m’enferma de nouveau.
Mon premier plan ayant échoué, il ne me restait plus qu’à tenter le deuxième. Posant mon bol de soupe sur le sol, je sortis ma clé de ma poche. Meg fourgonnait dans la serrure d’à côté. Je tendis l’oreille, espérant contre toute espérance.
Gagné ! Elle entra dans le cachot de l’Épouvanteur. J’avais présumé qu’il était trop faible ou trop engourdi pour venir chercher son bol et manger seul. Meg devait l’alimenter. Aussi, sans perdre une seconde, j’ouvris ma porte – qui, cette fois, par chance, ne grinça pas ! – et sortis avec précaution.
J’avais tout envisagé avec soin, pesant chaque risque. Une option consistait à pénétrer directement dans la cellule de l’Épouvanteur et à passer un marché avec Meg. En temps normal, mon maître et moi aurions fait le poids face à elle. Malheureusement, dans l’état où il se trouvait, il n’était pas en mesure de me soutenir. D’autant que nous n’avions, pour la combattre, ni bâton de sorbier ni chaîne d’argent.
J’avais prévu de m’évader, filer jusqu’au bureau, prendre ma chaîne d’argent dans mon sac et entraver Meg. Deux conditions étaient nécessaires à ma réussite : que la lamia sauvage ne surgisse pas de la cave pour me sauter dessus avant que j’aie franchi la grille de fer ; et que Meg n’ait pas verrouillé la grille derrière elle. Voilà pourquoi j’avais analysé les bruits avec autant d’attention. La grille avait claqué après le passage de notre geôlière, et le bruit de ses talons avait repris aussitôt. Elle n’avait donc pas eu le temps de tourner la clé. Du moins, je ne le pensais pas.
J’avançai sur la pointe des pieds en jetant des regards inquiets derrière moi : vers la cellule, pour vérifier si Meg ne sortait pas, et vers l’escalier descendant à la cave, au cas où la lamia sauvage surgirait. J’espérais qu’elle serait repue, après son repas du matin, ou du moins qu’elle n’oserait pas monter tant que Meg était dans les parages. À la façon dont elle avait obéi à sa sœur, je supposais qu’elle lui était soumise.
Enfin j’atteignis la grille et empoignai le montant de fer. À mon profond soulagement, elle s’ouvrit à la première tentative. Je m’efforçai de la refermer sans bruit. Mais l’Épouvanteur savait ce qu’il faisait en la construisant : elle sonna comme le battant d’une cloche. L’écho se répercuta dans toute la maison.
Meg jaillit aussitôt et grimpa les marches en quelques enjambées, les bras tendus vers moi, les doigts recourbés telles des griffes. Un bref instant, je restai pétrifié. Comment pouvait-elle se déplacer à une telle vitesse ? Une seconde de plus m’aurait été fatale. Je m’élançai à mon tour ; je courus, courus, sans un regard en arrière. Arrivé en haut, je traversai la cuisine en trombe, Meg sur mes talons. Je m’attendais à tout instant à sentir ses ongles me transpercer la peau. Je ne passai pas par le bureau pour prendre mon sac ; je n’aurais pas eu le temps de l’ouvrir et d’en sortir la chaîne d’argent. Dans le hall, j’attrapai au passage ma veste, mon manteau et mon bâton, ouvris la porte et me jetai dehors.
Comme je l’avais calculé, le crépuscule tombait ; on y voyait encore suffisamment. Un coup d’œil par-dessus mon épaule m’informa que personne ne me pourchassait. Je dévalai le chemin menant hors de la faille, dérapant sur les plaques de verglas.
Arrivé en bas de la pente, je m’arrêtai, à bout de souffle. Meg ne m’avait pas suivi. Le froid était mordant ; le vent soufflait du nord. J’enfilai ma veste en peau de mouton et mis mon manteau par-dessus. Puis, mon souffle montant en buée dans l’air glacial, je m’accordai une pause pour réfléchir.
Je n’étais pas fier de m’être enfui en laissant l’Épouvanteur à la merci de Meg ; il me fallait à présent prendre la bonne décision et trouver un moyen de tirer mon maître de ce guêpier. Je n’y réussirais pas seul, et je savais à qui m’adresser : Andrew, le serrurier. C’était lui qui avait fabriqué la clé de la Grille d’Argent fermant les catacombes de Priestown. Il m’en procurerait une pour la grille de fer de la cave.
J’allais devoir m’introduire de nouveau dans la maison d’hiver, franchir la grille et libérer l’Épouvanteur. C’était plus facile à dire qu’à faire. D’autant que, en plus de Meg, une lamia sauvage se promenait librement dans la cave…
Refusant de me décourager à l’avance, je pris la direction d’Adlington. Marcher dans la neige épaisse était pénible ; par chance, le chemin descendait tout du long. Au retour, bien sûr, ce serait différent…